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Naviguer sur une mer
calme ouvrant sur le vingtième siècle naissant, telle est
la destinée du Titanic. L’océan du progrès et
de la superbe technologique. Emblème du luxe et du raffinement
british, ce paquebot est, dès sa naissance, mythique. L’aboutissement
d’une puissance économique (l’Empire britannique), d’une
époque, d’une technique "parfaite", "invulnérable",
croyait-on. Comme nous le rappelle Eschyle, "La démesure,
en mûrissant, produit le fruit de l'erreur et la moisson qui en
lève n'est faite que de larmes."
Le Titanic ne glissera pas sur cette mer, elle s’engouffrera dans
ses failles. C’est une perle qui sombrera dans les profondeurs océanes.
Ce naufrage marque une fin, un voyage à jamais inachevé.
La tragédie fascine tout comme le symbole, celui de la route qui
relie l’Europe à New-York, incarnation du Nouveau monde. Quatre-vingt-dix
ans plus tard, les historiens et les scientifiques ont reconstitué
les principales causes de l’accident : erreurs de conception, erreurs
humaines, conditions météorologiques défavorables,
vitesse excessive…
Le
côté positif de "ce qui arrive"
Avec les premières grandes catastrophes, le vingtième
siècle démystifie l’idée d’une science
sans échecs et sans défaillances. Le naufrage du Titanic
laissa de nombreuses personnes incrédules : ainsi notre puissance
technologique, notre contrôle scientifique avaient des limites !
La puissance comporte aussi ses fragilités. La technique la plus
pointue n’évite pas les tragédies humaines, elle peut
même les provoquer. La maîtrise totale n’existe pas.
Pire, la croyance dans notre infaillibilité peut nous rendre vulnérable,
la confiance aveugle et l’orgueil peuvent induire la négligence.
Ce naufrage nous força à regarder en face ce que le philosophe
et urbaniste Paul Virilio appelle "la Méduse du progrès".
Car ainsi qu’il le martèle, "l´accident, cette
face cachée du progrès" doit nous apprendre à
mieux faire face à la "négativité" de la
science pour mieux se protéger de ses effets néfastes. La
connaissance passe aussi par les erreurs et les échecs.
À chaque technologie
sa catastrophe
C’est d’ailleurs Paul Virilio qui le premier
nous raconta comment toute découverte technologique contient ontologiquement
sa catastrophe : le naufrage pour le paquebot, le crash pour le supersonique,
l’explosion pour la centrale nucléaire, l’aberration
génétique pour le clonage…
Par leur impact sur les consciences, les premiers accidents sont devenus
emblématiques et sont passés dans le langage courant : "cette
société est pire que le Titanic" ou encore "on
se prépare un Tchernobyl"… Elles hantent l’imaginaire
humain comme le tocsin des erreurs à venir, et de nos peurs. Des
erreurs dont les conséquences ne seront plus locales, mais globales.
On le sait aujourd’hui, l’effet papillon ou l’effet domino
met en lumière l’interdépendance qui lie l’homme,
ses activités, son environnement et son destin. Aujourd’hui,
l’homme se confronte au réchauffement climatique et s’inquiète
de la manipulation du vivant. Il craint des accidents qui ne seraient
plus des épiphénomènes, mais des cataclysmes planétaires.
Notre société moderne refoule le risque. Pourtant comme
le dit Nietzsche : la tragédie fait partie de l'histoire, comme
elle est à l'origine de la démocratie athénienne.
Reconnaître la dimension tragique du progrès peut au moins
enrichir le débat sur le principe de précaution. Accepter
nos erreurs pour apprendre d’elles, prévenir de nouvelles
tragédies. Et poursuivre l’avancée des connaissances
humaines.
Natacha Quester-Séméon
et Jean-Rémi Deléage © 2003
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"Le
progrès et la catastrophe
sont l'avers et le revers
d'une même médaille"
Hanna Arendt



"Le
progrès est un sacrifice consenti. Pour savoir jusqu'où
doit aller ce sacrifice, il faut un musée ou un observatoire
des accidents. C'est aussi la meilleure façon de dépasser
le "sang à la "une"" et d'analyser sereinement
le patrimoine des catastrophes. Auschwitz et Hiroshima sont inscrits
au patrimoine mondial de l'Unesco. Patrimonialiser une catastrophe
permet d'en faire une archéologie préventive."
Paul Virilio, La tragédie fait partie de l'histoire,
Le Monde, 2003
"Ce qui rend l’erreur possible, c’est donc
l’apparence suivant laquelle le simple subjectif est pris pour
de l’objectif." Kant, Logique, 1840.
"L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur [...]. Ces
deux principes de vérités, la raison et les sens,
outre qu'ils manquent chacun de sincérité, s'abusent
réciproquement l'un l'autre." Blaise Pascal,
Pensées, 1670
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